MON PIED, TON PIED
Solo show, 2024, Centre d’Arts Plastiques et Visuels de Lille.
S'adosser, observer et inventer ses structures de soutien Les oeuvres de Sirine Ammar refusent le vocabulaire d'un médium et la généalogie d'une histoire codifiée des expositions. Elles s'adossent, mi-dressées mi-relâchées, incarnant ces états de corps qui prennent place dans un lieu en faisant décors. Elles sont l'empreinte de moments observés dans la distance du « temps mort ». La carrière de jeune artiste impose la plupart du temps de vivre dans son atelier ou de faire de son lieu de vie un atelier, ce que Sirine Ammar a régulièrement vécu à différentes périodes, une manière « d'être en permanence dedans », de ne pas sortir d'un processus créatif et d'enclencher différentes manière de produire et d'exposer . De cette contrainte liée à la précarité économique sont aussi nés de nombreux scénarios 1 d'exposition, comme en 1973 lorsque Jean Dupuy invite chez lui à New York différentes générations d'artistes à investir l'espace avec la contrainte de ne pas produire de pièces vendables. Le projet est porté par le désir de contrer les schémas déjà dominants des galeries commerciales en inventant des expériences collectives qui élargissent les manières de faire oeuvre et exposition. Les années 1960-1970 ont vu l'émergence de collectifs d'artistes qui se sont auto-structuré pour défendre leurs droits et créer des espaces de travail mutualisés. Sirine Ammar est dans la même énergie, et se saisit de l'exposition comme format profondément lié à des modes de vie, à des manières de faire société. L’artiste observe les mondes qui sont les siens ou qui lui parviennent par bribes et évolue dans sa pratique avec les changements des contextes qui l'accueillent. Lorsque je la rencontre dans son atelier au sein du Musée Transitoire près de Bastille à Paris, de retour de sa résidence de production à Lille, elle me montre des images imprimées de moulures et de sculptures de plâtre qu'elle a photographiées à Denain, dans l'école d'art associée au programme de résidence, et des voilages légers sur lesquels elle a imprimé des captures d'écran du flux des conversations enregistrées sur la terrasse de son ancien atelier partagé à l'Espace Voltaire. Lorsque la destruction de l'immeuble a annoncé la fin de ce moment idéal de communauté artistique dans Paris, Sirine a décidé de laisser son téléphone filmer en continu les moments de pause sur la terrasse. Les conversations sont mises en tension par la conscience de leur interruption prochaine qui va disperser les corps et modifier les fragiles équilibres. Dans l'urgence, lorsque les possibilités de travailler se réduisent, qu'est-ce qu'expriment ces corps rassemblés par une motivation commune d'un désir artistique ? Sirine Ammar ne se résigne pas à lâcher prise et a préservé ce moment à travers une série d'images au potentiel très cinématographique. Autour d'un café, dans la douceur de l'été, des regards et des complicités expriment leurs soutiens, un aspect fondamental mais souvent sous-estimé du processus artistique. L'artiste Céline Condorelli rend visible l'importance de ces idées de support et de structure de soutien dans l'art à travers l'ouvrage Support/Structures. En réinvestissant ces 2terminologies associées au vocabulaire technique de l'architecture, ce livre rappelle que l'art est indissociable de ce qui le rend possible : des structures de soutien économique, des structures de diffusion, des affinités et partages qui bien souvent prennent la forme d'amitiés. L'acte créatif est indissociable de ces structures de support financières, logistiques et techniques qui permettent aux formes d'émerger. Dans ces images sur la terrasse, on se projette dans des discussions autour d'une table, suivant les mouvements de va-et-vient des corps entre l'intérieur, l'espace du travail, et l'extérieur, le temps de la pause. La légèreté des tissus et leur flottement accentue le sentiment d'évanescence qui se dégage de ces moments, mais aussi la conscience de leur fragilité à travers le procédé d'impression qui laisse apparaître des trames et des imperfections. La machine a laissé ses traces dans l'image, de la même manière que le détourage reste visible dans les photographies que Sirine Ammar produit. La reproduction et la sélection du réel s'exposent dans leur processus, ce qui crée une distance qui met en scène le jeu du regard au sein même des images. L'installation de Sirine Ammar me semble être elle-aussi baignée de la mélancolie de l'au-revoir et de l'intensité des relations avec des lieux. Les conversations nous adviennent à travers des bruissements d'images, des expressions de visages, des gestes, mais aussi des voix qui se glissent dans l'espace. Elles ricochent avec des morceaux de sculptures anciennes qui parsèment les couloirs, les escaliers, les halls de l'école d'art de Denain. En 1932, Oscar Schlemmer alors professeur au Bauhaus peint l'escalier qui dessert les ateliers de cette école d'art nouvellement construite, montrant l'importance de sa structure architecturale moderniste dans la vision pédagogique. L'escalier est, comme la terrasse, le lieu des conversations, des échanges de regard, des complicités, c'est un lieu que l'on gravit en cherchant le soutien d'une rampe et d'un visage ami, c'est le temps de la pause où les corps s'adossent un instant, observent ceux qui les entourent puis reprennent leur cheminement. C'est le temps de l’exposition.
Mathilde Roman
https://www.vice.com/fr/article/597qnn/les-jeunes-artistes-font-de-leurs-appartements-leurs-ateliers 1
Support Structures, publié par Céline Condorelli, Gavin Wade et James Langdon, 2009. 2
Crédit photographie
Celeste Leeuwenburg